Source: Le Monde
« Je ne souhaite pas me défendre. » Barbe longue et versets récités dans le box, Cédric Vuillemin est poursuivi pour avoir tenté de rejoindre les rangs de l’organisation Etat islamique(EI). Sans un mot, son avocat retourne s’asseoir au fond de la 16e chambre du tribunal correctionnel de Paris. Celle qui voit défiler les affaires de départs pour la Syrie. Le travail de Gérard Mattei auprès de celui qu’il assiste depuis près de deux ans s’arrête là. Il était même parvenu à lui obtenir un bracelet électronique pendant quelques mois. « C’est quelqu’un d’attachant. Mais bon, il veut faire de ce procès une tribune. » Un gâchis pour l’avocat qui souhaitait justement montrer de lui un autre visage que celui de la radicalisation. Il savait ce que son client avait décidé, mais tenait tout de même à être présent à ses côtés le 4 avril, au premier jour de l’audience.
Comment peuvent-ils ? Revoilà la ritournelle du dîner en ville. Comment les avocats peuvent-ils défendre les pédophiles, les violeurs, les meurtriers… et enfin, personnification actuelle du mal absolu : les djihadistes.
Frank Berton n’y échappe pas. Le ténor lillois savait qu’en étant désigné par Salah Abdeslam, il ne couperait pas aux critiques. Ni aux menaces dont son confrère belge Sven Mary a fait l’objet avant lui, en prenant en main le dossier du principal suspect des attentats du 13 novembre. Sven Mary qui s’interroge aujourd’hui sur la capacité de la justice « ordinaire » et de ses acteurs à porter l’accusation ou à endosser la défense de ces suspects de terrorisme. « Ce n’est pas la cour d’assises de Paris qui devrait les juger, mais une cour pénale internationale. Ces gens ont commis des actes de guerre », estime l’avocat belge dans Libération du 27 avril.
A ces « comment faites-vous ? », la plupart des pénalistes répliquent pourtant par le discours bien rodé de ceux qui ont l’habitude de plaider leur propre cause. Tout le monde a droit à une défense ; il faut bien un contre-pouvoir, un dernier rempart pour l’Etat de droit. Et si vous n’assumez pas cette robe, ne l’enfilez pas.
« Je peux défendre un néonazi sans en épouser la thèse. » La comparaison de Thomas Delanoë peut sembler radicale, mais elle souligne une réalité nouvelle : le terroriste est devenu une arme de langage absolue. Me Delanoë, lui, a récupéré son premier et seul dossier « terro » par le biais d’une famille qu’il a connue bien avant « tout ça ». Son client n’est pas parti pour la Syrie, il a « juste » fourni de l’aide à d’autres. L’aurait-il défendu s’il avait été plus qu’un « facilitateur » ? Pas si sûr.
Tous ou presque hochent la tête lorsqu’on leur demande s’ils ont déjà dit non. Parce que le courant ne passait pas, qu’une affaire faisait un peu trop écho à leur vie… Il existe bien des cas de conscience sous les robes. Et des dossiers « insupportables ». Véronique Massi se souvient ainsi d’avoir refermé celui d’un homme qui avait tué son nourrisson, il y a quelques années. Elle était enceinte. Des « méchants », elle en défend beaucoup, pourtant, depuis plus de dix ans. « Mais il faut pouvoir se regarder dans le miroir. » Alors elle se garde le droit de refuser. Et, surtout, le devoir de se retirer si elle hésite à soulever un vice de procédure qui permettrait à son client de sortir de prison.
L’un de ses confrères – qui préfère garder l’anonymat pour éviter que des dossiers de ce type ne s’empilent dans son cabinet – a également vu resurgir ses anciennes craintes d’étudiant en droit, après les attentats. Pourrait-il assurer une telle défense ? Finalement, en février, un « retour de Syrie »est arrivé jusqu’à lui. Il l’a accepté. Un dialogue utile des deux côtés du parloir, puisque l’avocat y a trouvé un « moyen de démystifier », une catharsis à ses propres peurs. Le fait même que son client consente à être défendu l’a rassuré. Leurs deux mondes n’étaient donc pas complètement fermés, bien que le terrorisme fasse chambre à part dans le droit français.
En la matière, seule une petite communauté a le monopole des commissions d’office. Ils sont douze, chaque année : les secrétaires de la conférence des avocats du barreau de Paris. Pour les autres avocats, plus ou moins néophytes en géopolitique syrienne, il faut apprivoiser la si particulière 16echambre, où résonne l’actualité du Proche-Orient. Où un lexique glissé dans un dossier permet de distinguer le djihad de la hijra, les sunnites des chiites. Et où chacun peut évaluer les limites de sa tolérance.
Tester ses limites, Joseph Hazan s’y est confronté dans l’affaire Merah. Lui, l’avocat « d’origine juive », aux côtés d’un homme mis en examen dans le dossier de l’attentat qui a coûté la vie à sept personnes en 2012, dont un rabbin et professeur et trois enfants d’une école juive de Toulouse.« Justement », précise-t-il. C’est là que sa place lui semble indispensable. Pour tenter de ramener un peu de sérénité lorsque l’empressement médiatique prend le pas sur le judiciaire. Pour que la justice soit la même, « même pour eux. » Justement pour eux.
Tout en espérant que ce ne soit pas « un de [s]es clients », il n’a donc pas hésité une seconde après le 13 novembre. A ceux qui lui demandent pourquoi, il répond que leur question revient à poser celle de l’Etat de droit. Quelque chose a malgré tout changé depuis quelques mois : les libérations conditionnelles se sont encore raréfiées. Même pour « ce petit, parti dans un délire de gamin », qu’il est encore temps de rattraper et qui incube dans le milieu carcéral. En attendant que la peur retombe. En attendant des solutions défaillantes, dehors, pour l’encadrer.
Après une dizaine de « cas » défendus en trois ans, Constance Debré ne peut s’empêcher de se mettre à la place des juges. Quelle peine opposer à la crainte de ce qu’un homme pourrait commettre ? Elle pose tout de même des limites et plaide pour que les juges entendent qu’il n’y a pas « le djihadiste », mais mille histoires, mille parcours. Même si elle a parfois l’impression qu’ils lui font simplement la politesse de la recevoir, avant de suivre « systématiquement » les réquisitions du procureur, gardien des intérêts de la société.
Face à la méfiance compréhensible que suscitent leurs clients, certains avocats questionnent leur propre utilité, tout leur semblant tellement retenu à charge. Que leurs clients conservent leur barbe et voilà une preuve de leur ancrage radical. Qu’ils la rasent, et on les soupçonne de pratiquer la taqiya (la dissimulation de sa foi).
Ne leur reste qu’une stratégie : rappeler qui on juge dans cette 16e chambre. Un père qui a envoyé de l’argent à son fils parti pour la Syrie, un ami qui a prêté son appartement, un jeune homme dont le téléphone déborde de vidéos de propagande de l’EI, un autre qui voulait rejoindre les rangs de l’organisation… Au-delà des faits, tous sont jugés sur leur dangerosité supposée. « Pas étonnant que l’échelle des peines soit incohérente », souligne Constance Debré.
Peu importe, elle continuera à regarder « ceux qu’on ne veut pas voir », à raconter la vie des personnes derrière les « dossiers terro ». Elle évoque avec tristesse leur amour déçu de la France, elle qui se promène comme elle l’entend dans les paysages de son pays, les grands noms de son histoire, sa chronologie. « Mais eux… »
Véronique Massi acquiesce. Durant ses treize années passées à la défense des petits et grands voyous, elle a accompagné « des gamins désœuvrés » qui font les mauvais choix, et a observé le sentiment d’injustice grandir en eux. Après les attentats de janvier 2015, elle avait décidé de rendre visite à tous « ses » détenus. Après ceux de novembre, elle a lutté un peu plus fort contre son sentiment d’impuissance. « On est là, nous, avec nos petites robes à essayer de faire ce qu’on peut. Mais qu’est-ce qu’on peut ? »
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